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Epidémie de quête de sens : Ces chiffres qui nous gouvernent

  • mccaillet
  • il y a 2 jours
  • 7 min de lecture

Analyse


Suite à mon article écrit il y a quelques temps (Excès de privilèges ?...et de process aussi), j'ai eu besoin de comprendre ce que j'avais vécu et que je constate se dupliquer autour de moi.


De plus en plus de personnes sont en surchauffe ou en burn out. Et quand ce n'est pas ça le problème, c'est la recherche de sens dans leur travail (alors que ces mêmes personnes sont censées travailler dans un domaine qui en a).


Ces personnes sont-elles trop exigeantes ? Pas assez adaptées peut-être ? Et si le dénominateur commun n'était pas la fragilité personnelle mais le travail ?


Quand les chiffres s’imposent comme mode de gouvernement du travail


Les années 2000 ont été marquées par une généralisation des outils numériques et avec eux, la multiplication des systèmes d’information intégrés (ERP), des tableaux de bord automatisés, de CRM comme Salesforce, des indicateurs clés de performance (KPI), des méthodologies OKR (Objectives and Key Results), etc., qui sont devenus des standards dans le pilotage des organisations privées, comme publiques.


Ces outils de pilotage par les chiffres n’ont pas émergé par hasard. Ils répondent à des besoins bien réels : besoin de visibilité, de coordination, de justification des décisions, de sécurisation dans des environnements de plus en plus complexes et donc incertains. Dans des organisations éclatées, soumises à des contraintes économiques, réglementaires ou concurrentielles fortes. Car les chiffres rassurent. Ils donnent l’illusion d’un pilotage rationnel, objectif, maîtrisé.


Progressivement, cependant, ces outils ont cessé d’être de simples supports d’aide à la décision. Ils sont devenus un mode de gouvernement du travail.


Ce qui est mesurable est devenu ce qui est valorisé. Ce qui ne l’est pas devient secondaire, voire invisible.


La qualité du travail, le soin apporté, l’intelligence relationnelle, l’expérience, le jugement professionnel, le sens même du métier, en sommes, tout ce qui fait la richesse du travail humain, peine à trouver sa place dans les tableaux de bord.


C’est ce glissement que certains chercheurs et chercheuses analysent comme une gestionnarisation du travail : une situation où la logique de gestion finit par prendre le pas sur le travail réel.


Quand chacun devient gestionnaire de son propre travail


L’un des effets les plus marquants et les plus invisibles de cette évolution est la transformation de chaque métier en activité de gestion.


Aujourd’hui, qu’on soit soignant, enseignant, travailleur social, ingénieur, commercial, chercheur, artisan ou manager, une part croissante du temps de travail est consacrée non plus au cœur du métier, mais à des tâches de gestion : remplir des outils, renseigner des indicateurs, produire des reportings, justifier des actions, suivre des objectifs, documenter ce qui a été fait plutôt que faire.


Ce temps n’est pas neutre. Il est pris au détriment du travail réel, celui pour lequel les personnes ont été formées, celui qui donne du sens, de la fierté et de l’utilité. Beaucoup ne se reconnaissent plus dans leur métier, non pas parce qu’il aurait perdu son intérêt intrinsèque, mais parce qu’il est progressivement étouffé par des exigences gestionnaires.


Nous ne sommes pas gestionnaires de métier, et pourtant nous passons une part croissante de nos journées à gérer, mesurer, justifier, tracer. Cette dissonance est l’un des ressorts majeurs de la perte de sens contemporaine.


Le travail réel rendu invisible


Christophe Dejours, psychiatre et fondateur de la psychodynamique du travail, a largement documenté ce phénomène. Il distingue le travail prescrit (ce qui est attendu, formalisé, mesuré) du travail réel (ce que les personnes font effectivement pour que le travail tienne, malgré les contraintes, les imprévus et les contradictions).


Lorsque l’organisation du travail est pensée principalement à partir d’indicateurs et d’objectifs chiffrés, ce travail réel disparaît. Les efforts invisibles, les arbitrages quotidiens, les ajustements, la créativité pratique, la coopération informelle ne sont ni reconnus ni valorisés. Pire : ils peuvent être découragés lorsqu’ils ne rentrent pas dans les cases prévues.


Cette invisibilisation crée une souffrance profonde : celle de ne plus pouvoir “bien faire son travail”, de devoir parfois agir contre ses propres valeurs professionnelles, de sacrifier la qualité au profit du chiffre. C. Dejours parle alors de souffrance éthique, un facteur central de l’épuisement professionnel.


De la perte de sens à l’épidémie de fatigue mentale


La quête de sens n’est pas un caprice générationnel. Elle est le symptôme d’un désajustement profond entre ce que les organisations demandent et ce que les personnes vivent.


Quand le travail est réduit à l’atteinte d’indicateurs, le "pourquoi" disparaît. On travaille pour le tableau de bord, pour la cible trimestrielle, pour l’objectif individuel, sans toujours comprendre en quoi cela contribue à quelque chose de plus large, de plus utile, de plus juste.


Cette perte de sens se traduit concrètement par :

  • un désengagement progressif,

  • une fatigue mentale chronique,

  • une montée du cynisme,

  • un sentiment d’absurdité,

  • et, dans les cas les plus graves, des burn-out et des troubles psychosociaux.


Comprendre cela permet de sortir d'une croyance généralisée : les risques psychosociaux ne sont pas seulement liés à une charge de travail excessive. Ils sont aussi profondément liés à l’organisation du travail, au manque de reconnaissance, à l’absence de marges de manœuvre et à l’impossibilité de se reconnaître dans ce que l’on fait. Or, c'est précisément ce à quoi contribuent ces excès de "gestionnarisation" du travail.


L’effritement des collectifs et la montée de l’individualisme


Un autre effet majeur de cette gestionnarisation est la fragilisation des collectifs de travail. Le pilotage par objectifs individualisés, la mise en concurrence des performances, ou encore la comparaison permanente des résultats transforment progressivement les relations professionnelles.


Là où le collectif permettait de partager les difficultés, de réguler les tensions, de trouver ensemble des solutions, s’installe une logique du "chacun pour soi". L’entraide recule, la coopération devient plus coûteuse, et la confiance s’érode. Or, les collectifs de travail sont l’un des principaux facteurs de protection de la santé mentale.


La montée de l’individualisme n’est donc pas seulement une évolution culturelle : elle est aussi le produit de choix organisationnels qui isolent les personnes et les rendent seules face à des exigences de performance.


Un paradoxe organisationnel majeur


Le paradoxe est frappant : les outils censés améliorer la performance finissent par affaiblir les organisations. En invisibilisant le travail réel, en dégradant le sens, en épuisant les individus, en détruisant les collectifs, ces outils produisent une baisse de la qualité, une perte d’innovation par manque de temps et surtout de non valorisation de cette prise de risque ; une démotivation silencieuse, et par voie de conséquence un turn over accrue ; et finalement, des coûts humains et économiques considérables.


La performance affichée peut augmenter à court terme, mais la performance réelle, celle qui permet de durer, de s’adapter, d’innover, se dégrade.


Remettre les chiffres à leur place


Il ne s’agit pas de rejeter les outils de gestion ni de nier leur utilité. Il s’agit de les remettre à leur juste place.


Les chiffres peuvent éclairer une situation, ou rendre visibles certaines dynamiques. Ils peuvent aider à prendre des décisions. Mais ils ne devraient pas devenir le principal critère de ce qui compte ou ne compte pas dans le travail.


Les indicateurs devraient servir de points d’appui pour ouvrir des discussions sur le travail réel, sur ce qui se fait concrètement, sur les difficultés rencontrées et les arbitrages opérés au quotidien. Or trop souvent, ils produisent l’effet inverse : ils ferment le débat, figent l’évaluation et imposent une lecture appauvrie de l’activité. Lorsqu’ils deviennent des objectifs en soi, ils cessent d’être des outils et se transforment en instruments de contrainte, vides de sens.


Remettre du sens au travail suppose alors un changement de regard et de priorités.

Cela implique de redonner du pouvoir d’agir aux personnes, en leur permettant d’ajuster leur travail, de faire des choix, de mobiliser leur intelligence professionnelle plutôt que de se conformer mécaniquement à des procédures. Cela suppose aussi de reconnaître le travail invisible : le temps de réflexion, de coordination, de transmission, de veille, de soin porté aux autres et au collectif, sans lequel aucune organisation ne fonctionne durablement!


Cela passe également par la réhabilitation des collectifs de travail, qui sont des espaces essentiels de régulation, de soutien et de construction du sens. Le travail ne se fait jamais seul, même lorsqu’il est évalué individuellement.


Remettre du sens au travail oblige également à repenser la performance. Non plus comme une accumulation de résultats chiffrés à court terme, mais comme la capacité d’une organisation à produire un travail de qualité, à préserver la santé de celles et ceux qui la font vivre, à apprendre, à coopérer et à durer dans le temps.


Le temps. Peut-être l'ultime nécessité. retrouver un rapport au temps normalisé. Retrouver de la lenteur et accepter que des individus performants ont besoin aussi de lenteur et de rythmes différenciés. Que notre humanité n'est pas linéaire et c'est tant mieux.


En conclusion

Si la quête de sens est aujourd’hui si massive, ce n’est pas parce que les individus auraient changé. C’est parce que le travail, lui, a profondément été transformé.


Les chiffres ne sont pas neutres. Ils organisent ce que l’on regarde, ce que l’on valorise, ce que l’on oublie.


La question centrale n’est donc pas :"Faut-il piloter par les chiffres ?"


Mais bien :“Que sommes-nous en train de sacrifier, collectivement, au nom de ce pilotage?”


C’est à cette condition que nous pourrons réconcilier travail, santé mentale et sens, et construire des organisations véritablement vivantes.




Pour aller plus loin :

  • DARES (2006), Les effets subjectifs des nouvelles organisations du travail, C. Dejours et al.

  • De Gaulejac, V. (2005), La société malade de la gestion, Seuil

  • Lambert Lanoë, « Gestionnarisation de l’organisation et empêchement du management : quelle place pour la discussion sur le travail du manager au sein de l’organisation ? », Finance Contrôle Stratégie [En ligne], 25-2 | 2022, mis en ligne le 01 juillet 2022, consulté le 29 décembre 2025

  • La vie des idées (2024), Travailler mieux : un recueil de propositions, (dir. collective, La Vie des idées, CNRS), Travailler mieux, un recueil de propositions - La Vie des idées

  • Linhart, D. (2009), Perte d’emploi, perte de soi, Érès

  • Supiot, A. (2015), La gouvernance par les nombres, Fayard

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